Ahlam Shibli احلام شبلي

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© Ahlam Shibli
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Ahlam Shibli — TRAUMA

Dévoiler le visible

Adania Shibli, 2010



Généralement, une photographie capte l’instant privilégié, le fixe et rejette hors de son cadre le passé et l’avenir à la fois. Or la série Trauma semble contredire ce postulat en présentant l’instant photographié comme le point de convergence d’un passé et d’un avenir invisibles. Elle y parvient grâce aux photographies elles-mêmes, qui déconstruisent le caractère intemporel ou éternel de l’instant photographié et de son apparition en rendant sa présence indissociable d’un réseau enchevêtré d’actions historiques.

Quelques-unes des photographies de la série Trauma observent des monuments commémoratifs sur lesquels sont gravés des noms donnés comme étant ceux de « nos camarades morts pour la patrie » et ce, à des périodes bien définies : 1914–1918, 1939–1945. Certains de ces monuments présentent des inscriptions encore plus précises, indiquant la période du 7 au 9 juin 1944, ainsi que des lieux spécifiques : l’Indochine et l’Algérie.

D’autres photographies montrent des murs de maisons, des balcons, des lampadaires et des stèles sur lesquelles sont gravés des noms de personnes exécutées par les nazis à ces endroits précis entre le 7 et le 9 juin 1944. Comme le dit le philosophe Henri Lefebvre, ces murs, ces balcons et ces lampadaires ont ceci d’identique aux monuments commémoratifs qu’ils ne meurent pas avec le temps comme les êtres humains, mais le domptent, lui infligent même une défaite, en rendant intemporels et éternels les noms qu’ils portent et les événements qui leur sont liés. Par ailleurs, il est rare que ces monuments, ces murs, ces balcons et ces pierres tombales apparaissent touts seuls sur les photographies. Ils sont souvent entourés de personnes et d’objets tels que : citoyens ordinaires, hommes politiques, soldats, fusils, drapeaux et gerbes de fleurs, signes qu’une cérémonie est en train de se dérouler actuellement – l’actualité de l’appareil photo s’entend. La fraîcheur des bouquets posés près des monuments, des balcons et des lampadaires rappelle que ce que les pierres tombales annoncent comme intemporelle existe au présent : maintenant.

Du 7 au 9 juin 1944 et plus tard

À six heures du matin, le 9 juin 1944, les SS allemands arrêtent à Tulle plus de 2 000 hommes âgés de seize à soixante ans et les conduisent à la manufacture d’armes de la ville où travaillait un grand nombre d’entre eux. Mais ce jour-là, les divers ateliers de l’usine et les rues qui relient entre eux ses bâtiments deviennent le théâtre d’un processus de tri qui se poursuit pendant des heures, au cours desquelles les prisonniers sont répartis en trois catégories dont ils ignorent l’objet. La répartition ne sera connue des personnes concernées que plus tard dans la journée : un groupe sera libéré ; les deux tiers du second groupe seront également libérés quelques jours plus tard tandis qu’un tiers sera convoyé en train vers le camp de concentration nazi de Dachau – nombre d’entre eux mourront en cours de route et n’arriveront pas à destination. Seuls quarantehuit personnes sur les cent quarante-neuf reviendront à Tulle après la fin de la guerre, portant une tenue rayée dont le côté du coeur est orné d’un triangle rouge surmonté d’un chiffre à cinq cases. Le troisième groupe ne sera ni renvoyé chez lui ni dirigé vers les camps de concentration : il sera conduit vers une place située à quelques centaines de mètres de la manufacture d’armes. Quatre-vingt-dix-neuf hommes seront pendus aux balcons des maisons, des boutiques et aux lampadaires des rues environnantes ainsi que sur le pont.

Les noms des hommes qui, pendant l’occupation de Tulle, ont été exécutés ou sont morts en déportation sont classés par ordre alphabétique et figurent sur plusieurs monuments. Les noms des quatre-vingt-dix-neuf pendus sont affichés sur un seul monument, ceux des cent un morts en déportation sur un deuxième, alors qu’un autre pourrait porter la totalité des deux cents noms. Outre ces noms, les monuments perpétuent le souvenir de ceux qui sont morts loin de leur pays, en Indochine et en Algérie, lorsqu’elles étaient à leur tour sous domination française.

Pourtant, les monuments ne sont pas les seuls à réunir les « morts pour la patrie », persécutés ou persécuteurs, pérennisant ainsi leur mémoire. Sur l’une des photographies, nous voyons une vitrine du Musée des armes de Tulle, derrière laquelle apparaissent quelques pistolets mitrailleurs dont les canons pointent dans diverses directions. Deux de ces armes — la première est d’un modèle STEN de fabrication anglaise, la deuxième est aussi un STEN, mais de fabrication française — ont été utilisées par la Résistance contre les forces allemandes d’occupation pendant la Seconde Guerre mondiale. D’autres armes sont de fabrication allemande et ont servi aux Allemands pendant l’invasion de la France au cours des deux guerres mondiales. Il y a également quelques MAT-49, fabriquées après la Libération à Tulle. Elles étaient utilisées par les forces françaises dans leurs différentes guerres, spécifiquement en Indochine et en Algérie pendant la période de la colonisation française. Exposer dans une même vitrine ces pistolets mitrailleurs, c’est mettre sur le même plan les rôles et les missions confiés à chacune de ces armes, que ce soit pendant la Seconde Guerre mondiale ou pendant les guerres d’Indochine et d’Algérie. Non seulement la série Trauma dévoile cette équivalence, mais elle en observe les répercussions à travers son objectif — et parfois même par le biais d’une loupe.

Tulle — Indochine — Algérie

Sur l’une des photographies apparait un septuagénaire. Cet homme — un ancien militaire de l’Armée française appelé Guy Piron qui a participé aux guerres en Indochine et en Afrique du Nord — fixe du regard une photo dans la revue posée sur une table devant lui qui montre ce qui ressemble à des cadavres entassés les uns sur les autres. Ses mains ne soulèvent pas la revue pour lui permettre de voir la photo de plus près, elles ne la touchent pas non plus. Sa main gauche repose sur l’accoudoir du fauteuil tandis que la droite, entrouverte, reste suspendue en l’air. L’espace qui sépare la photo des mains de Piron, surtout celle entrouverte et suspendue en l’air, trahit une certaine répugnance à s’en approcher trop et même le refus de l’observer avec minutie. Ces deux gestes signalent que le spectateur connaît bien ce qu’il y a sur la photo devant lui : le commentaire qui l’accompagne dit que, à la photographe lui demandant s’il connaissait les cadavres, Guy Piron répond après quelques instants de silence qu’il s’agit de Tunisiens tués lors d’un massacre perpétré dans un village en Tunisie par la troupe des soldats français dont il faisait partie. En réalité, les cadavres de la photo sont ceux de personnes tuées dans un camp de concentration nazi.

Une autre photographie montre une main avec une loupe tandis qu’une autre main tient une photo de petite dimension sur laquelle se distingue difficilement une longue file d’hommes conduite vers un lieu ressemblant au désert. Le fait de regarder cette petite photo avec une loupe pourrait indiquer que le spectateur ne l’avait pas bien examinée auparavant ou qu’il ne l’avait jamais regardée. Si c’est le cas, pourquoi avoir tant hésité à regarder la photo ?

Cette photo, ainsi que de nombreuses autres petites photos apparaissant, dispersées ça et là, sur un autre cliché, font partie des nombreuses photos que le spectateur avait prises pendant la guerre d’Algérie, alors qu’il était soldat dans l’Armée française.

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Ancien soldat marié à Andrée — fille de Sylvain Combes, déporté en 1943 dans un camp de concentration allemand où il mourut — , René Lavigne regarde des photos d’une action de son détachement pendant la guerre d’Algérie.
— Tulle, 7 juin 2008.
Ahlam Shibli

Ces photos enregistrant les exactions de l’Armée française en Algérie ne sont pas les seules à avoir été soustraites et gardées au secret : beaucoup d’objets anodins, liés au souvenir de ces guerres, ont aussi été dissimulés. Sur l’une des photographies, par exemple, Marcel Salgues déploie un tapis sur lequel sont tissés trois cavaliers et leurs montures. A l’avant-plan se trouve une table où trônent des figurines – également des hommes à cheval. Il est clair que ces figurines étaient sur la table bien avant l’entrée de l’appareil photo dans la pièce et qu’elles y resteront après son départ, alors que les chevaux et les cavaliers figurant sur le tapis semblent avoir été sortis de leur cachette pour les besoins de la photographe. Comme le donne à penser la porte entrouverte du placard à l’arrière-plan de la photo, ils y retourneront dès que l’appareil photo aura quitté la pièce. Pour ce qui est du tapis, il a été acquis en Algérie, quand Marcel y était soldat.

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Marcel Salgues, ancien combattant de la guerre d’Algérie, et sa femme, Odette, déplient un tapis rapporté d’Algérie lors de son service militaire.
— Lachaud d’Albussac, 21 juin 2008.
Ahlam Shibli

Photographier le va-et-vient entre ce qui est exposé et ce qui est caché introduit le passé invisible dans le présent visible de l’image. Ce procédé revient systématiquement dans plusieurs autres photographies de la série ; dans celles par exemple des deux femmes françaises, Concepción Le Guen et sa fille Claudine, qui vivaient en Algérie pendant la période de l’occupation française. Le passé invisible est exhumé et exposé au coeur du présent. Mais le phénomène ne s’arrête pas là, car sur les photos qui émergent de cette exhumation, le Français colonisateur apparaît généralement audevant de la scène, alors que l’Algérien et tout ce qui a trait à son existence semblent bien loin, relégués à l’arrière-plan, marginalisés et négligeables.

Jusqu’au siècle dernier, ce qui était visuellement marginal, secondaire, symbolisait la force ; l’exemple le plus probant nous est fourni par les Annonciations où la présence divine est symbolisée par une colombe à peine visible. Il en est de même de l’apparition du Roi dans Las Meninas de Velasquez : il est au centre de la scène, réfléchi par un petit miroir accroché au mur à l’arrière-plan. Or, à notre époque où l’on n’a de cesse de tout transformer en objet visible, le visible est devenu la force, et l’invisible est considéré comme inexistant. Rien de tel dans le projet Trauma : l’appareil photo y défie le système fondé par ce nouveau concept de la visibilité, son objectif s’approche de la scène et des individus situés à l’arrière-plan de quelques-unes des photos prises par le colonisateur français, dans le but d’observer leur univers de plus près.

L’Algérie — L’Indochine — Tulle

Odette et Georges Claux sont un couple de pieds-noirs. Saliha et Abdenour Bellil, leur fille Nora et leur fils Anis sont une famille d’immigrés algériens en France. L’une des photographies les montre assis ensemble. Malgré l’espace unique et réduit qui les réunit, chacun regarde dans différentes directions.

Odette regarde dans la direction de Saliha et Saliha dans la direction d’Odette, Nora semble regarder Odette aussi, mais il est évident qu’elle voit quelque chose d’autre en même temps. Contrairement à ses camarades d’école, elle voit le mot « Algérie » gravé sur le monument qui immortalise la mémoire des anciens élèves et professeurs de son lycée, victimes des diverses guerres françaises du siècle dernier.

Contrairement aux femmes, les hommes ne se regardent pas sur la photographie. Georges regarde un point dans le vide au-delà du cadre, Abdenour et son fils ont la tête baissée et regardent leurs mains. Abdenour se souvient de l’oppression exercée par l’Armée française à l’encontre des Algériens et dont il avait été témoin dans son enfance, pendant la guerre de la Libération de l’Algérie, alors qu’il avait l’âge d’Anis. Sur une autre photographie, Abdenour mime la manière dont les Français arrêtaient les Algériens, leur attachant les bras derrière le dos et leur baissant la tête, évitant ainsi de voir les visages de leurs prisonniers et d’être regardés par eux. Il se rappelle aussi du temps de son enfance, lorsque les femmes de la famille, dès qu’elles entendaient dire que les forces françaises étaient sur le point d’envahir le village, se hâtaient vers l’écurie pour se barbouiller de purin en espérant rebuter les soldats français qui risquaient de les attaquer sexuellement.

Saïda Amarouche, dont le père est parti d’Algérie pour travailler en France dans les années trente, raconte que ses camarades d’école la traitaient de « sale Arabe ». Sur une étagère de l’armoire, visible à droite d’une photo, repose une plaque bleue comme celles qui portent les noms des rues en France. Sur d’autres photographies, nous voyons des plaques de rues identiques fixées aux murs, portant les noms de martyrs de la Seconde Guerre mondiale. Certains murs portent des plaques supplémentaires, immortalisant le souvenir de ceux qui ont été tués à l’endroit même. Mais la plaque posée sur l’étagère de l’armoire à droite de Saïda porte, elle, le nom de « rue des Sans-Papiers ».

Dans ce contexte, les sans-papiers n’ont aucune place parmi les victimes des guerres françaises du siècle passé, y compris parmi celles du 9 juin 1944. Le premier nom sur la liste des pendus est celui d’Ahmed ben Mohamed. De nombreux détails évoquent les quatre-vingt-dix-huit pendus dont les dépouilles, pour certains, ont été ré-ensevelies au cimetière du Puy Saint-Clair à Tulle après la fin de la guerre. Mais personne ne semble savoir grand-chose d’Ahmed ben Mohamed, qui était-il, qui était sa famille, où a-t’il été ré-enseveli… Serait-ce dans la rue des Sans-Papiers ?

En réalité, l’appareil photo n’est pas le seul à tenter de défier l’absence de visibilité devenue l’équivalent de la non-existence : le non visible lui-même effectue la même tentative.

La main gauche de Thin Kieu serre de toutes ses forces une photo qui date de 1946, prise pendant la cérémonie d’hommage rendu à un combattant vietnamien « mort pour la France » pendant la Seconde Guerre mondiale ; sa main droite agrippe le bord de son pantalon tombant. Il a été envoyé en France contre son gré pour travailler dans une poudrerie alors qu’une attestation, qui lui a été délivrée par les autorités, déclare qu’il est allé en France comme « ouvrier volontaire ».

La main gauche de Thin Kieu nous ramène à la main de Guy Piron, entrouverte et figée dans l’air, s’interdisant de toucher la photo des cadavres entassés. Face au refus de se confronter au passé photographié que trahit cette main de Piron, entrouverte et restée en suspens, nous sentons au contraire chez Thin Kieu le désir de s’y accrocher. Alors que, pour le premier, les photos du passé sont considérées comme un affrontement, au cours duquel le persécuteur a soumis les autres à la persécution, elles constituent pour le second une preuve visible de la persécution qu’il a subie luimême et à laquelle il se cramponne autant que possible.

Le désir de rassembler les photos comme des preuves visibles qui évoquent et rendent hommage au passé des Vietnamiens exploités par la France contre leur gré se retrouve aussi chez le fils d’un autre « volontaire » recruté pendant la Première Guerre mondiale. Il s’agit de Thuong Dang, qui a constitué chez lui des archives photographiques personnelles. Par ailleurs, il a créé des archives à partir de plantes, selon le style des jardins orientaux, sans doute en l’honneur de la vie passée de ses parents au Vietnam. Ces plantes ont exactement le même usage que les fleurs au cours des cérémonies du mois de juin en l’honneur des victimes françaises parmi lesquels des soldats tombés à divers endroits y compris en Indochine.

Ainsi, l’ensemble Trauma parvient à rendre hommage, sans distinction, à ceux qui ont été commémorés par les monuments et à ceux qui ne l’ont pas été, et ce en dévoilant le visible et l’invisible en même temps. Les photographies présentent le visible et l’invisible comme si l’un n’était que le reflet de l’autre. Elles se transforment en une sorte de labyrinthe de miroirs : lorsque nous y pénétrons, nous ne sommes plus capables de distinguer entre ce qui est destiné à être visible et ce qui est destiné à demeurer invisible, entre l’original et son reflet.




This essay was published in:

Shibli, Ahlam. Trauma. Exh. cat. Tulle: Peuple et Culture Corrèze, 2010. (Essays by: Ulrich Loock, Adania Shibli, and Manée Teyssandier.)



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