Ahlam Shibli احلام شبلي

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© Ahlam Shibli
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Ahlam Shibli — TRAUMA

Avant-propos

Manée Teyssandier, 2010



Depuis les années 80, Peuple et Culture Corrèze invite des artistes en résidence à Tulle et dans le pays de Tulle. Entre la commande publique traditionnelle et l'oeuvre dite autonome, l'association explore une troisième voie : celle d'un art rattaché à l'espace public par des procédures de participation et d'échanges, et capable en même temps de produire des formes exemplaires. Des projets qui partent d'un territoire précis tel que le décrit Edouard Glissant : un pays qui devient monde, lieu « incontournable » mais qui n'a de sens que s'il est ouvert. Les formes artistiques produites induisent de la reconnaissance et en même temps, des rapports d'étrangeté, des décalages, des lignes de fuite. Un travail artistique qui, justement parce qu'il part du local, de l'intime, peut atteindre une valeur générale, parler à d'autres ailleurs et fonctionner pour et hors du lieu précis où il a été conçu.

Pour ces résidences d'artistes, pas d'a priori ni de commande particulière mais à partir de leur propre démarche, l'invitation à porter un regard sur la ville et ses habitants. Palestinienne vivant depuis sa naissance (en 1970) sous colonisation et occupation israélienne, Ahlam Shibli, dont tout le travail artistique est traversé par la question du « chez soi », a été d'emblée touchée par le traumatisme, passé et présent, subi par la population de Tulle autour des événements du 9 juin 1944 : plus de 2 000 hommes raflés au petit matin par la division SS « Das Reich ». Après un tri arbitraire, 99 seront pendus aux balcons de la ville et 149 déportés, dont 101 ne sont jamais retournés. « J'ai immédiatement ressenti de l'empathie avec la population de Tulle marquée par cette tragédie, une empathie qui relevait d'un sentiment d'humanité ».

Puis, son observation à la fois fine et radicale, sa sensibilité à toute situation d'oppression ont ouvert un autre angle, une dimension paradoxale : dans cette même population, souvent dans les mêmes familles, se mêlent des personnes qui ont souffert de la violence de l'occupation nazie, qui ont résisté, et d'autres qui, tout de suite ou quelques années après la Libération, ont participé aux guerres coloniales contre des peuples qui agissaient pour leur indépendance et défendaient leur « chez soi » en Indochine ou en Algérie.

A sa demande, Peuple et Culture Corrèze a fait découvrir à Ahlam Shibli les monuments, lieux, moments de commémorations officielles et, grâce à son réseau, l'a mise en contact avec les familles des hommes pendus et déportés, des résistants, d'anciens militaires de la guerre d'Indochine, des appelés du contingent pendant la guerre d'Algérie, des pieds-noirs, des harkis, des opposants à la torture en Algérie, des Algériens immigrés, des Vietnamiens amenés en F rance par l'administration coloniale comme soldats ou travailleurs forcés… Elle s'est entretenue avec eux, les photographiant dans leur environnement, leur demandant de lui montrer des objets, des documents extraits de leurs archives personnelles, des lieux… Ces hommes et ces femmes forment une population hétérogène dans laquelle s'incarnent et se croisent deux moments d'histoire. « I l ne s'agit pas d'établir des équivalences, de comparer les deux situations », déclare-t-elle, « mais de regarder la complexité de l'histoire et en quoi une ville et ses habitants en portent des signes, des traces ».

L'oeuvre photographique de Ahlam Shibli ne juge pas, ne dénonce pas, ne donne pas de leçons, ne discourt pas. Elle dessine et révèle un portrait de ville dont la complexité enrichit notre rapport à l'histoire, au lieu dans lequel nous vivons, au monde, et donne à l'art sa fonction politique par une vraie place dans la société civile.



Manée Teyssandier

Présidente de Peuple et Culture Corrèze



Peuple et Culture Corrèze

Dans le massif du Vercors, pendant l'occupation nazie, des « équipes volantes » vont de maquis en maquis pour former les jeunes résistants, la plupart ouvriers et paysans. Ces hommes et ces femmes croient au pouvoir qu'ont la pensée, la philosophie, l'histoire, la poésie, le théâtre, le chant et les arts de nourrir la résistance à la domination. Ils rêvent de rendre « la culture au peuple et le peuple à la culture ». À la Libération, ce mouvement devient l'association Peuple et Culture. Peuple et Culture Corrèze est créé au printemps 1951. Dans un département profondément rural dénué de structures culturelles, l'association engage un travail pionnier de formation intellectuelle, civique et artistique pour « ceux que l'école avait quitté trop tôt » : accueil des grandes troupes de la décentralisation théâtrale grâce à la constitution de réseaux de spectateurs actifs ; veillées de lecture pour la découverte d'écrivains et de poètes ; ciné-clubs dans les villages et les usines, où sont projetés des films de Chris Marker, Alain Resnais, Joris Ivens, Roberto Rossellini, Georges Rouquier…

C'est sur cet humus-là que Peuple et Culture Corrèze développe aujourd'hui l'ensemble des ses actions : residences d'artistes, relais artothèque du Limousin, réseau de diffusion du cinéma documentaire en territoire rural, ateliers de pratiques artistiques, droit de questions.

Des informations concernant les événements du 9 juin 1944 à Tulle peuvent être consultées sur le site : http://pec9juin.free.fr.




This essay was published in:

Shibli, Ahlam. Trauma. Exh. cat. Tulle: Peuple et Culture Corrèze, 2010. (Essays by: Ulrich Loock, Adania Shibli, and Manée Teyssandier.)



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